Le pêcheur de sable

Etre ou ne pas être… marin à Vertou au 19e siècle

Marin par nécessité

Auguste

Mon grand-père Auguste Dejoie, né à Vertou en 1862, commença comme mousse à l’âge de 13 ans et finit capitaine au long cours. Il ne fut pas,  loin de là,  une exception à Vertou, comme marin et même comme capitaine au long cours; d’autres, ayant débuté de même, devinrent maîtres au cabotage. Le frère d’Auguste, Jean François, né en 1864, suivit la même voie que son aîné, avec lequel il effectua d’ailleurs plusieurs voyages sur le trois-mâts Duguesclin, à partir de 1895.

Jean-François (3)

Les autres enfants de la fratrie s’orientèrent vers des métiers de l’artisanat ou devinrent ouvriers à Chantenay. C’est plus les conditions économiques et le contexte à Vertou plutôt que l’exemple du père, simple pêcheur de sable, qui poussèrent ainsi les deux premiers enfants de Pierre Dejoie et de Geneviève Legeay à entamer une carrière de marin. Et pourtant, Pierre Dejoie, né en 1830, faillit lui aussi, comme beaucoup d’autres jeunes de son milieu, devenir marin.

Un monde de marins 

François Dejoie est agriculteur au village des Landes, dans l’actuelle commune des Sorinières, lorsqu’il épouse Marie Delaunay à Vertou en 1828. C’est la rencontre de deux mondes. François est issu d’une longue lignée de laboureurs installés depuis 1723 dans les villages des Landes et de la Fernière, lorsque ce secteur des Sorinières faisait encore partie  de la paroisse de Vertou, et précédemment au village du Chêne-Creux à Rezé.

Tandis que le reste de la famille reste aux Sorinières, François s’installe là où vit son épouse : au village de la Chaussée, au bord de la Sèvre. Si François reste agriculteur et cultive toujours ses terres et sa vigne aux Sorinières, tout en essayant de recentrer son patrimoine sur un secteur plus proche du bourg de Vertou, en rive droite de la Sèvre, il se trouve en même temps au contact d’un tout autre monde : celui des bateliers et des marins qui peuplent alors Beautour, la Chaussée, le Chêne ou la Barbinière, villages qui bordent la rivière. Les enfants de François et de Marie, à commencer par Pierre, né en 1830, suivi de Louis François, en 1834, de Marie, en 1836, et de Jean, en 1839, vont grandir dans cet environnement largement maritime, notamment dans le milieu familial de leur mère. De quoi influencer le cours de leur destinée, d’autant que leur père décède tôt (Pierre n’a que 8 ans) et que la situation matérielle de la veuve n’est pas florissante.

Echapper à son destin ?

Un Chasse-Marée

Bien qu’issus d’une lignée de maréchaux-ferrants de Vertou, les Delaunay, en ce début du 19e siècle, se sont en effet très largement reconvertis dans la marine ce qui ne peut, a priori, qu’influencer un peu plus encore le devenir des fils de François Dejoie et de Marie Delaunay. A commencer par leur oncle maternel, Jean Delaunay, qui s’est embarqué la première fois à 14 ans, a navigué sur la Loire, puis au cabotage, puis aux Isles Maurice et Bourbon et qui, quand Pierre est à son tour en âge de prendre la mer, chasse la baleine dans les mers du sud, lieutenant sur le Keitos. Un grand-oncle, Michel Delaunay, était encore matelot quelques années auparavant. Jean Baptiste Bureau, époux de leur grand-tante Marie Delaunay, navigue au cabotage. Et bien entendu, presque tous leurs cousins sont marins : les fils du forgeron de la Chaussée, Jean Delaunay, comme ceux du  taillandier de la Barbinière, François Delaunay. L’un d’eux, André, a même reçu son brevet de maître au cabotage en 1831. Le plus jeune, Jean Auguste, 12 ans, est mousse sur le chasse-marée Louis-Philippe.

D’ailleurs, la preuve que Pierre était bien destiné à cette carrière, est la case à son nom, créée sur le registre de 1826 des mousses. Elle restera vierge.

La condition des mousses n’est pas nécessairement enviable. Ils ne participent pas aux mêmes travaux ou manœuvres que le reste de l’équipage mais sont placés sous son contrôle ; or, certains ne sont pas tendres avec eux. Lorsqu’il devint capitaine, mon grand-père avait coutume de les prendre sous sa protection : «  Si quelqu’un touche à un cheveu de cet enfant, disait-il, c’est à moi qu’il aura à faire ». Et puis, il y avait les risques : accidents ou maladie à bord, naufrages….

U Brick Goëlette

 Pierre ne sera pas marin. Il est quand même enregistré, plus tard, comme novice, pour avoir navigué quelque temps sur la Sèvre avec son grand-père Pierre Delaunay, batelier. Il fait avec lui son apprentissage sur le bateau la Sèvre, du 18 octobre 1847 jusqu’au 7 avril 1849, date à laquelle il est rayé définitivement de l’Inscription maritime « sur sa demande et avec le consentement de sa mère ». Marie Delaunay a déjà perdu trois de ses cousins en mer et, à la Barbinière, a eu lieu en 1847 un drame particulièrement cruel : Jean Vinceslas Bureau, 37 ans, maître au cabotage, a disparu corps et biens à bord du brick goëlette le Lamenais, parti d’Adra pour Dunkerque ; son filsJean Baptiste, 12 ans, était à bord.

« Georges Aubin: nous, les cap- horniers » 

Louis François Dejoie, de quatre ans plus jeune que Pierre, a suivi quant à lui le cours prévisible des évènements : dès 10 ans (âge légal ?), il est mousse sur des chasse-marée et ce, pendant plus de six années consécutives, sans interruption ; matelot à 18 ans, il effectue l’année suivante un premier voyage au long cours vers les Antilles. A 20 ans, âge du service à l’État, il est « levé » à Toulon, où il vient de débarquer. Le voici à bord de la frégate l’Asmodée qui participe à une opération de diversion contre les Russes, en mer Baltique, dans le cadre du conflit principal qui se déroule en Crimée. Louis François ne reverra pas Vertou : il décède à bord de l’Asmodée le 18 août 1854, « mort au mouillage de Bomarsand (île d’Aland) » .

Travailler sur l’eau quand même 

Pierre Delaunay, au mariage de son fils Jean, en 1838, est dit « pêcheur de sable ». C’est cette voie que va choisir Pierre, ainsi d’ailleurs que son cadet Jean. Profession encore peu répandue, semble-t-il, car on ne trouve aucun pêcheur de sable au recensement de 1851 à Vertou. On en décèle quelques uns dans des actes d’état civil à Nantes (1830), à Saint-Jacques (1836), La Chevrolière (1840), Haute-Goulaine (1845), Saint-Julien-de-Concelles (1851), Rezé (1854) ou Saint-Philbert-de-Grandlieu (Julien Gouy, 1860). Pierre n’est mentionné comme pêcheur de sable que dans un acte de mariage en 1854 et Jean, seulement au recensement de 1866, à Vertou. Le métier s’avère cependant de plus en plus nécessaire : le sable de Loire est très demandé, tant pour le maraîchage que pour la construction (et, à Vertou, on construit alors beaucoup). Les deux frères ont travaillé à bord d’une « toue servant à pêcher le sable », longue barque à fond plat, qu’ils possèdent d’abord en indivision. Puis, en 1880, Jean échange avec son frère sa part de la toue avec « tous ses apparaux et ustensiles » contre des terres et vignes à Vertou, héritage de leur père.

Pêcheur de sable à Toulouse

 Pierre Dejoie a traversé le siècle jusqu’à ses 73 ans et a fini ses jours, on l’espère paisiblement, près de sa fille Marie à Saint-Barthélémy d’Anjou. Si l’on établit des statistiques à partir des nombreux marins de sa famille, il avait, s’il avait choisi de suivre le destin qui lui semblait promis, 67% de chance de mourir en sa demeure mais 33% de probabilité de mourir en mer, plutôt jeune. Il avait 38% de chance de bénéficier d’une promotion sociale (à condition de fréquenter l’école), mais 62% de probabilité de rester toute sa vie matelot.

Travail harassant…

Certes, il n’aura sans doute pas risqué sa vie autant que d’autres, sur sa toue à pêcher le sable, mais probablement pas plus que d’autres épargné sa fatigue : écoper le fond de l’eau avec une pelle percée de trous pour en draguer sable et petits graviers, en vider son contenu dans la barque, au prix d’un effort puissant de l’épaule, et remonter le sable sur une embarcation non motorisée et lourdement chargée jusqu’à Vertou, à la perche, à la voile ou en la tractant depuis le chemin de halage qui était encore utilisé au XIXe siècle…

Toujours est-il qu’il ne fit pas fortune : décédé le 18 août 1913, veuf de Geneviève Legeay, il n’y eut pas matière à une déclaration de succession : le maire délivra le 10 avril 1914 un  certificat d’indigence.